Implication ou Explication ? Ce que la science dit vraiment sur l’apprentissage moteur et la prévention des blessures
Découvrez ce que révèle la plus grande revue scientifique à ce jour sur l’impact réel des apprentissages implicites et explicites sur la prévention des blessures et l’optimisation biomécanique des sportifs.
Apr 12
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ARNAUD BRUCHARD
Depuis plusieurs années, praticiens du sport et thérapeutes s’interrogent : comment apprend-on à mieux bouger, et surtout, comment enseigner des gestes qui protègent autant qu’ils performent ? Derrière cette problématique en apparence simple se cache un enjeu fondamental : prévenir les blessures — notamment les plus graves, comme la rupture du ligament croisé antérieur (LCA) — sans compromettre la performance athlétique.
Deux voies principales sont explorées dans la littérature : l’apprentissage explicite, basé sur des consignes détaillées, verbalisées, et souvent analytiques ; et l’apprentissage implicite, plus ancré dans l’automatisme, où l’athlète apprend à travers l’action, l’environnement ou la métaphore, sans instructions directes. La question n’est donc pas seulement “comment enseigner”, mais “que vaut réellement chaque approche quand il s’agit de modifier les paramètres biomécaniques clés d’un geste sportif ?”
Une revue systématique majeure, publiée en 2025 par Nijmeijer et ses collègues dans le Journal of Biomechanics, propose pour la première fois un cadre clair, rigoureux et directement applicable à cette question. À partir de 25 études contrôlées randomisées et de plus de 1000 participants âgés de 11 à 27 ans, cette revue examine les effets réels des apprentissages implicite et explicite sur les mouvements spécifiques au sport, en s’intéressant aux variables biomécaniques associées à la performance et au risque de blessure
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L’un des points forts de cette revue tient à son exigence méthodologique. Contrairement à de nombreuses études antérieures, toutes les expérimentations retenues intègrent un test de rétention au minimum 24h après la phase d’apprentissage, afin de distinguer un véritable apprentissage consolidé d’un simple effet de répétition immédiate. Ce détail méthodologique est crucial : apprendre à se mouvoir durablement n’est pas simplement une question de répétition, mais de mémorisation motrice.
Les mouvements évalués dans les différentes études incluent des tâches variées telles que les sauts, les changements de direction, les tacles ou encore les lancers. Ces gestes ont été analysés via des critères objectifs, comme les angles articulaires, les moments de force, ou encore la force de réaction au sol (vGRF).
L’analyse révèle un
avantage net de l’apprentissage implicite sur l’amélioration des paramètres biomécaniques. Comparé à un groupe contrôle, l’apprentissage implicite montre un effet positif significatif (Hedges’ g = 0,45, p = 0,01), avec notamment une meilleure flexion du genou et de la hanche à la réception, une diminution du valgus du genou, ainsi qu’une posture globale plus “protectrice” du tronc et des hanches. Ces adaptations sont particulièrement pertinentes dans le cadre de la prévention des blessures comme celles du LCA.
En revanche, l’apprentissage explicite ne produit pas de résultats significatifs en comparaison au groupe contrôle. L’effet moyen calculé (g = 0,38) reste statistiquement non concluant (p = 0,21). Si certaines études isolées montrent des effets positifs du mode explicite, la tendance globale reste moins favorable.
La comparaison directe entre apprentissage implicite et explicite ne débouche pas sur une différence statistiquement significative à grande échelle (g = 0,16 ; p = 0,11), mais certaines sous-analyses révèlent des différences notables. Par exemple, un focus externe (ex. : “saute au plus près du cône”) est significativement plus efficace qu’un focus interne (ex. : “fléchis bien les hanches”), avec un effet mesuré à g = 0,42 (p < 0,001). De même, les approches dites non linéaires (où la variabilité du geste est volontairement introduite) et différentielles montrent des effets très prometteurs, quoique encore peu répliqués.
D’un point de vue neurocognitif, l’apprentissage implicite semble plus adapté aux exigences du mouvement sportif en situation réelle. Il mobilise moins la mémoire verbale et libère ainsi des ressources attentionnelles précieuses. L’automatisation qui en résulte rend les gestes plus stables, plus résistants à la fatigue et plus efficaces sous pression. Des études d’imagerie cérébrale confirment même une efficience neuronale accrue après apprentissage implicite, notamment au niveau du cortex moteur (Grooms et al., 2018).
Deux théories permettent de mieux comprendre ce phénomène. D’abord, la “Constrained Action Hypothesis” suggère qu’un focus interne (dirigé sur le corps) interférerait avec les processus moteurs automatiques. Ensuite, la “Reinvestment Theory” propose que trop de conscience et d’analyse nuisent à l’exécution fluide du geste, notamment dans les environnements dynamiques.
Sur le terrain, les résultats de cette étude appellent à une évolution des pratiques. Les consignes orientées vers un effet externe sont plus efficaces que celles orientées vers le corps. Ainsi,
une consigne comme « saute au plus près du cône » s’avère non seulement plus intuitive, mais aussi plus performante biomécaniquement qu’un discours technique centré sur les articulations ou les muscles.
Cependant, l’étude met en garde : utiliser une vidéo ou une métaphore ne suffit pas à produire un apprentissage implicite. Si l’athlète verbalise ce qu’il voit ou cherche consciemment à reproduire un détail technique, l’apprentissage redevient explicite. L’intention pédagogique doit donc être soigneusement construite.
Ce travail de synthèse est une pierre angulaire. Il met en évidence l’écart persistant entre les recommandations issues des sciences du mouvement et les pratiques dominantes chez les coachs et thérapeutes, souvent ancrées dans une culture de l’explication. Il appelle à une réflexion profonde sur la manière dont on forme les professionnels du sport et de la rééducation à intégrer des outils d’apprentissage plus efficaces et respectueux des contraintes réelles du terrain.
La revue propose aussi un cadre méthodologique robuste pour les recherches futures, en insistant sur l’importance des tests de rétention différés, la standardisation des interventions, et l’intégration de variables biomécaniques multiples.